Au début du XVIe siècle, le contexte international est tendu en Europe occidentale : les rivalités franco aragonaises se muent en une longue série d’affrontements appelés guerres d’Italie. Les ambitions de Louis XII, qui souhaite étendre son influence dans le nord de l’Italie, sont contrecarrées par celles de Fernando II d’Aragon possessionné dans le Sud de la Péninsule (Sardaigne et Sicile). En 1510, le roi Français qui progresse en Lombardie menace les possessions italiennes du pape Jules II. Afin de l’arrêter, le souverain pontife prononce son excommunication. Une Sainte Ligue se forme autour du pape ; elle rassemble les ennemis de la France : Aragon-et-Castille, Venise, Angleterre et cantons suisses. Louis XII se retrouve isolé. Afin de se défendre contre cette coalition internationale, il fait appel à ses vassaux. Parmi eux se trouvent Catherine Ière de Foix-Béarn et Jean III d’Albret, de grands seigneurs gascons possessionnés entre Garonne et Pyrénées (Bigorre, Foix, Albret, Marsan, etc.). Or, Catherine et Jean sont aussi, à cette date, reine et roi de Navarre (officiellement depuis 1483, mais ils n’ont été couronnées qu’en 1494) et seigneurs souverains de Béarn.
Prêter secours à Louis XII, les place devant le risque de se voir excommuniés à leur tour. Une telle condamnation est extrêmement dangereuse pour Catherine et Jean car ils se trouveraient délégitimés et ne seraient plus reconnus par Rome à la tête de leurs possessions. Si cette situation n’effraie pas le roi de France, l’un des souverains les plus puissants d’Occident, elle a une résonnance toute autre pour les petits seigneurs de Navarre dont le royaume est encadré par la Castille et l’Aragon, unis depuis 1474. Les Navarrais hésitent donc à prêter secours à Louis XII. Fernando d’Aragon, dont le projet est d’étendre son influence sur la Navarre, tend alors un piège à Catherine et Jean, en les sommant de s’expliquer : se placent-ils du côté de la coalition internationale qui regroupe les Espagnes et le Pape ou du côté du roi de France ? Aucune réponse n’est envisageable par les Navarrais : s’ils se prononcent pour la coalition internationale, ils deviennent des vassaux félons et Louis XII peut leur confisquer leurs seigneuries de France. Si en revanche, ils se prononcent pour le roi de France, ils seront excommuniés par le pape et perdront leur titre royal en Navarre.
Catherine de Foix-Béarn et Jean d’Albret proclament alors leur neutralité. Ce faisant, ils désobéissent à Louis XII, leur seigneur, qui leur a demandé de l’aide… ils se comportent donc en vassaux félons. Attitude intolérable pour le Français qui entame la confiscation de leurs seigneuries gasconne et menace même le Béarn souverain, berceau de la dynastie. Afin d’éviter d’immenses pertes territoriales, les Navarrais entrent en négociation avec Louis XII. Fernando le Catholique se saisit de ce prétexte pour dénoncer la duplicité des Navarrais et, devançant le pape qui ne les a pas encore excommuniés, il engage la conquête de la Navarre, petit royaume qui collabore avec le roi de France.
I. L’année 1512
Le 19 juillet 1512 : sur ordre de Fernando le Catholique deux puissantes armées castillane et aragonaise pénètrent en Navarre depuis Etxarri-Aranaz (à l’ouest) et Sangüesa (à l’est). L’invasion de la Navarre commence (elle se préparait aux frontières dès le mois de mai).
Le repli des rois de Navarre est immédiat sur Ultrapuertos (terre navarraise sise de l’autre côté des cols de Cize, la Basse Navarre actuelle), puis sur le Béarn, car la Navarre n’est pas en mesure de se défendre contre une invasion étrangère. Son système défensif n’est pas opérationnel, du fait de la longue guerre civile dévastatrice qui a frappé le royaume au XVe siècle (le clan nobiliaire des Beaumont affronte celui des Agramont), ses armées ne sont pas assez nombreuses pour se battre sur deux fronts en même temps, et certains nobles du parti Beaumontais, très actifs contre les Agramontais qui soutiennent Catherine et Jean, aident les Castillans dans leur progression en Navarre.
Le 25 juillet 1512 : le duc d’Albe, chef des armées d’invasion, prend Pampelune (la capitale, menacée de destruction si elle ne capitule pas totalement, s’est rendue sans résister) et avance jusqu’aux Pyrénées. Il entre en Ultrapuertos où ses armées s’imposent brutalement : les Beaumontais de ce territoire, pourtant traditionnellement soutiens des Castillans, sont traités de la même manière que les Agramontais (incendies, pillages, etc.). Ce comportement provoque l’entrée en rébellion du seigneur le plus puissant d’Ultrapuertos, le baron de Luxe, jusque là fidèle au parti Beaumontais.
Dans le royaume presque entièrement conquis, la résistance s’organise : à l’Ouest, la citadelle d’Estella tient bon tandis qu’au Sud, Tudela, la deuxième cité du royaume, refuse de se rendre. Au Nord, les partisans des rois légitimes sont nombreux. Les vallées pyrénéennes d’Aezcoa, Salazar et Roncal ainsi que l’ensemble d’Ultrapuertos restent agramontaises et fidèles à Catherine et Jean.
À l’automne 1512, Jean d’Albret tente une première contre-offensive, épaulé par des renforts français envoyés par Louis XII. Français et Navarrais combattent désormais ensemble contre la montée en puissance de Fernando d’Aragon. À la tête de son armée, Jean d’Albret traverse la Soule (Mauléon, puis le port de Larrau pour pénétrer dans la vallée de Salazar), tandis que le Dauphin de France, le futur François Ier, attaque depuis le Béarn et entre par Saint-Jean-Pied-de-Port. Une première bataille rangée a lieu devant Ainhice-Mongelos que les Castillans incendient avant de s’enfuir. Tout le nord du royaume est récupéré par les légitimistes. Ils échouent pourtant devant Pampelune dont les fortifications ont été consolidées. Le repli est engagé fin novembre 1512. C’est au passage du col de Velate enneigé que des troupes guipuzcoannes, fidèles à Fernando d’Aragon, attaquent les armées de Jean d’Albret le 7 décembre 1512 et leur volent 12 canons qui viennent orner le blason du Guipuscoa jusqu’en 1979.
Toute la Navarre est occupée. Au début de l’année 1513 arrive la bulle pontificale qui confirme officiellement l’excommunication des souverains navarrais (l’ensemble des mouvements militaires castillans et aragonais de 1512 s’est donc fait sans l’aval pontifical). Entre 1513 et 1514, Fernando le Catholique organise son pouvoir en Navarre : il nomme des Castillans aux postes administratifs, crée la charge de vice-roi pour le représenter et procède à l’exil d’une partie des Navarrais agramontais suspects de fidélité envers Catherine et Jean. L’occupation militaire des villes et des forteresses qui ont résisté est décrétée (les châteaux frontaliers de la Castille et de l’Aragon sont démantelés), tout comme la saisie des biens des Agramontais. Les condamnations pour « crime de lèse-majesté » pleuvent sur les légitimistes tandis qu’une puissante citadelle, le fort Santiago (du nom de saint patron des Espagnes) est érigée dans Pampelune. L’Aragonais ne franchit pourtant pas la ligne rouge : il maintient les institutions du royaume et en confirme le Fuero General, sorte de constitution traditionnelle mise par écrit dès le XIIIe siècle.
II. Contre-offensives
En janvier 1515 les cartes sont rebattues : Louis XII de France décède. François Ier qui lui succède, est favorable aux Navarrais car il a combattu à leurs côtés en 1512. Il se propose d’aider Jean d’Albret. En janvier 1516, Fernando d’Aragon qui, sentant la menace française grandir, a pris soin d’incorporer officiellement la Navarre à la couronne de Castille, quitte ce monde à son tour. Le contexte est favorable à une nouvelle tentative de reconquête. Une régence en Castille-et-Aragon, un pouvoir français favorable, tout pousse Jean d’Albret reprendre son royaume par les armes. Le contexte diplomatique international empêche pourtant François Ier d’agir. Il n’y a donc pas d’aide militaire directe de la France. La 2e contre-offensive qui se prépare est navarro-gasconne.
En février 1516 Jean d’Albret et ses Béarnais attaquent Saint-Jean-Pied-de-Port tandis que le maréchal de Navarre, les Agramontais et plusieurs seigneurs souletins qui intègrent le contingent, entrent dans le Roncal où ils doivent soulever les populations en leur faveur. Mais, gênés par les neiges dans leur progression et isolés dans la montagne, le maréchal et ses hommes tombent dans un piège castillan. Jean d’Albret est stoppé dans les cols de Cize, le soulèvement des villes navarraise étouffé. La 2e contre-offensive est un cuisant échec.
1516 et 1517 sont des années terribles pour les Navarrais légitimistes car Jean d’Albret puis Catherine de Foix-Béarn, la reine propriétaire de Navarre, décèdent tour à tour. Leur fils, Henry II d’Albret reprend néanmoins le flambeau légitimiste et entre en contact avec François Ier, compagnon de lutte (ils ont combattu ensemble en Italie en 1515).
Entre 1518 et 1520 monte une certaine agitation en Castille. Les villes du royaume entrent en rébellion contre le successeur légitime de Fernando d’Aragon, son petit-fils Charles de Habsbourg (le futur Charles Quint). Charles-de-Habsbourg, qui a grandi loin du royaume, parle l’allemand et ne vit pas dans le royaume des Espagnes. La tension se mue en révolte, les Comuneros castillans défient le pouvoir central. Le mouvement, qui s’étend à toutes les grandes villes de Castille, fait craindre le pire au régent de Castille qui administre le royaume en attendant l’arrivée de Charles. Les armées qui occupent la Navarre sont alors mobilisées pour mater les Comuneros. L’occasion est inespérée pour Henry d’Albret. Fort du soutien réel de François Ier, il prépare une 3e contre-offensive depuis Mauléon.
C’est le 17 mai 1521 que s’élance la grande armée navarro-gasco-béarno-française (13 000 combattants) pour reprendre Saint-Jean-Pied-de-Port. Ultrapuertos est libéré, les vallées du Nord se soulèvent, ainsi que les populations des villes occupées de Navarre. Le petit royaume a beau être soumis depuis dix années, il accueille majoritairement avec enthousiasme l’armée de libération. Sa progression est rapide, Pampelune est prise, puis Estella. Début juin, tout le royaume est libéré. Mais les capitaines français, galvanisés par la rapidité de leur progression, veulent poursuivre la conquête au-delà des frontières navarraises. Passant l’Èbre, ils attaquent Logroño dans la Rioja. La réaction des armées castillanes qui finissent de mater les Comuneros est instantanée : les Castillans comprennent que la Navarre est devenue le boulevard des armées françaises. La reprise de contrôle de la Navarre est rapide. Plus de 15 000 Espagnols entrent en Navarre. Le 30 juin 1521, la bataille rangée dans laquelle chaque camp jette ses forces a lieu devant Noain. Les armées légitimistes sont défaites. Le repli vers le Nord est engagé : Pampelune est reprise aux Navarrais, la Navarre est réoccupée. Les Castillans connaissent pourtant des difficultés à maîtriser Ultrapuertos, surtout la région de Saint-Palais proche du Béarn où les seigneurs d’Agramont et de Luxe harcèlent leurs troupes.
Malgré les faits, certains légitimistes Navarrais ne rendent pas les armes. En septembre 1521 s’ouvre le baroud d’honneur de la résistance navarraise. Tandis qu’une armée française s’empare de Fontarabie, 200 fidèles d’Henry II investissent la forteresse de Maya-Amaiur dans le Baztan (pointe nord de la Navarre). Malgré une occupation de plusieurs mois, ils ne sont pas secourus. Mobilisant des milliers de soldats, les Castillans encerclent peu à peu la forteresse navarraise. La bataille d’Amaiur s’engage sans renforts le 15 juillet 1522. Ce château est pris le 19, après une résistance acharnée des 200 fidèles. Il est ensuite détruit dès le 12 août car il représente déjà un symbole de résistance.
III. La victoire de Charles Quint
Charles de Habsbourg, entré en Espagne, triomphe. Il accorde son pardon aux Navarrais légitimistes (152 personnes en sont quand même exclues). Dans les mois qui suivent, le processus d’hispanisation de la Navarre reprend (confiscation de terres, de biens, nominations castillanes en Navarre, exils forcés, etc.). Charles Quint, entretemps devenu empereur du Saint-Empire Romain Germanique, effectue une visite royale de trois mois dans Pampelune. De là, il engage une puissante offensive militaire contre la Gascogne française. Son objectif est de démontrer à François Ier qu’il n’a plus aucun intérêt à entretenir les espoirs d’Henry d’Albret en Navarre et que les forces françaises sont désormais bien inférieures aux siennes. C’est ainsi que durant l’année 1523, une armée de 24 000 hommes dirigée par le connétable de Castille et le Prince d’Orange saccage la Soule, le Béarn, le Labourd et assiège Bayonne qui fait front avec courage. Hastingues, Bidache (fief du seigneur d’Agramont) et Sordes sont attaqués. François Ier n’a plus les moyens de tenir tête à Charles Quint.
En 1525, Charles Quint nomme Pedro de Balanza grand inquisiteur pour la Navarre. 400 Navarrais (principalement dans les vallées pyrénéennes légitimistes) sont jugés jusqu’en 1527, 80 sont brûlés, notamment dans le Roncal. Le vainqueur règle ses comptes avec le vaincu : les Agramontais ne se rebelleront plus. En Italie, François Ier et Henry d’Albret sont fait prisonniers par Charles Quint lors de la bataille de Pavie. Triomphe des Espagnols. Henry d’Albret parvient néanmoins à s’évader dans des conditions rocambolesques.
En 1526 a lieu la signature du traité de paix franco-espagnol de Madrid. François Ier, contraint, renonce aux duchés italiens et s’engage à ne plus soutenir Henry d’Albret. Sans qu’aucune clause ne le stipule dans le traité, Charles Quint abandonne alors la Navarre d’Outreports qu’il a le plus grand mal à défendre. En octobre 1527, les troupes castillanes quittent la place royale de Saint-Jean (dont le château-fort a été préalablement détruit) et sa région. Henry d’Albret s’y installe et y construit petit à petit un second royaume de Navarre. Il s’étend désormais des Pyrénées à Bidache. C’est la terre que les Béarnais appellent « Baxa Nabarre » mais que ses habitants continuent à dénommer fièrement le « royaume de Navarre » dans leurs documents, jusqu’en 1789.
Conclusion:
À partir de 1527, la Navarre est coupée en deux. Elle ne serra plus jamais réunie. Cette période est qualifiée de « Tragédie des Basques » par l’historien M. Goyhenetche. Pour deux raisons, tout d’abord, du fait de la perte du seul royaume que les Basques avaient fondé. Mais aussi car, durant ces années de guerre, les Basques s’affrontent : Guipuzcoans, Alavais et Biscayens combattent du côté de la Castille contre les Navarrais. Les Labourdins et les Souletins participent de leur côté, plus ou moins activement à la défense de la Navarre. Il n’y a donc pas d’unité des Basques, pas de notion de nation basque à cette époque, mais une réelle division. Par contre, il semblerait que cette période ait vu l’éclosion d’une « conscience navarraise » qui dépasse la simple fidélité au roi car elle est liée à une terre et à la défense d’un mode de vie particulier fondé sur les fueros. La récupération de la Navarre reste dans l’esprit des Albret jusqu’en 1575, date à laquelle Henri III de Navarre (futur Henri IV de France), petit-fils d’Henry II d’Albret, menace le roi d’Espagne Felipe II de Habsbourg (fils de Charles Quint) de reprendre le royaume de Navarre dont ses ancêtres avaient été spoliés.